URGENT

INDE « Ce fut l’un des échecs majeurs du gouvernement de droite de Modi au cours de la pandémie » Interview de Milind Ranade

Des balayeurs dans les rues de Mumbaï.

Milind Ranade est à la tête de l’un des plus importants syndicats de travailleurs de l’eau et des déchets à Maharashtra, un État de l’Inde occidentale. La plupart de ses adhérents sont des migrants et tous appartiennent à la caste inférieure des Dalits — autrefois appelés intouchables. Organiser ces travailleurs quasi analphabètes, salariés de diverses municipalités de l’État fut une tâche titanesque. Elle débuta à Mumbai et s’étendit à d’autres villes comme Thane, Navi Mumbai, Nashik, Panvel, Badlapur etc. La municipalité de Mumbai avait confié à de nombreux sous-traitants la collecte et le transport des déchets que les camions devaient déverser dans des décharges situées dans de lointaines banlieues. Certains salariés étaient chargés de nettoyer les routes et les égouts. Au cours de la pandémie de Covid-19, ces travailleurs furent des combattants de première ligne dans les zones les plus touchées de la ville de Mumbai.

N. Vasudevan s’est entretenu avec Milind Ranade.


NV : Camarade Milind, peux-tu me décrire brièvement ton organisation, le syndicat des employés municipaux du Maharashtra ?

MR : Dès la fin de mes études universitaires, je me suis engagé dans l’action politique au sein d’un parti local, le Lal Nishan Party (le parti du drapeau rouge, un groupe communiste) pour qui il était impératif d’organiser les travailleurs non syndiqués. En 1996, avec un groupe de collègues, Deepak Bhalerao, Shivaji Pawar, Vijay Dalv, nous avons décidé d’organiser les travailleurs de l’eau et des déchets embauchés comme contractuels par les sous-traitants de la municipalité de Mumbai. Ils commençaient leurs travaux de nettoiement à 7 heures du matin et c’est à cette heure-là que nous avons dû nous rendre dans différents endroits pour leur parler et nous renseigner sur leurs salaires et leurs conditions de travail. Ils hésitaient à nous livrer la moindre information. Il nous a fallu plusieurs mois pour construire un syndicat des travailleurs du ramassage des ordures sous le nom de Kachara Vahatuk Shramik Sangh (KVSS) (Syndicat des travailleurs du transport des déchets).

Ils ne disposaient d’aucun document prouvant qu’ils avaient un contrat. Le syndicat dut lancer d’âpres luttes pour faire reconnaître leurs droits de travailleurs contractuels. Au cours de ce combat, nous avons dû faire face d’une part aux hommes de main des entreprises sous- traitantes et d’autre part aux autorités municipales de Mumbai folles de rage. Pour ces travailleurs, il n’y avait aucun registre de présence, ou de salaires, aucune sécurité sociale. Aucun principe n’était respecté. Ils étaient payés très en dessous du salaire minimum obligatoire. Nous constations une connivence entre les sous-traitants et les élus de la municipalité concernés. Le syndicat dénonça cette exploitation et exigea que les paiements soient effectués par l’intermédiaire des banques.

Nous avons mené un long combat pour que les salariés disposent d’eau potable, de cantines, de toilettes, de tenues de travail et de chaussures de sécurité. C’est ainsi que le syndicat Kachara Vahatuk Shramik Sangh (KVSS) fut créé en 1996. Mais pour étendre son champ d’action à d’autres villes (il était reconnu dans la seule ville de Mumbai), nous avons vers 2011 fondé un nouveau syndicat appelé Maharashtra Municipal Kamgar Union. Nous avons l’intention de fusionner le Kachara Vahtuk Shramik Sangh (KVSS) et le Maharashtra Municipal Kamgar Union (MMKU). Nous voulons faire du MMKU l’unique organisation de travailleurs contractuels pour la municipalité de Mumbai et les municipalités de l’État du Maharashtra.

NV : Vous vous étiez engagés dans un long combat juridique auprès de plusieurs tribunaux pour la garantie de l’emploi des travailleurs sous contrat. Où en êtes-vous ?

MR : La municipalité a dans ses effectifs 28 000 salariés de l’eau et des déchets à titre permanent, qui reçoivent des salaires correspondant aux normes gouvernementales et aux accords avec les syndicats de ces travailleurs. Les syndicats de ces salariés permanents n’ont formulé aucune revendication pour les contractuels et n’ont pas davantage souhaité les recruter à leur syndicat. En conséquence, le KVSS s’est formé comme syndicat distinct.

Les salariés permanents gagnaient jusqu’à cinq fois plus que les contractuels, qui constituaient une main-d’œuvre vraiment bon marché, même s’ils faisaient le même travail. La Cour suprême de l’Inde avait jugé dans une autre affaire que ce genre de discrimination était illégal. La municipalité a alors choisi de nier l’existence des contractuels. Dans le but de tromper les autorités, la municipalité de Mumbai a pour la forme assimilé les contractuels à des bénévoles et les entreprises sous-traitantes à des ONG, avec un système d’appel d’offres pour prestations à durée très courte — à 92 jours ou 7 mois — assurées par les bénévoles et les ONG. Mais nous avons réussi à obtenir une injonction de la Cour stipulant que même en cas de changement de sous-traitant, les salariés devaient continuer à travailler pour le nouveau prestataire.

Les salaires étaient appelés « honoraires ». Avec beaucoup de difficultés, nous avons pu établir qu’il s’agissait de « salariés » et qu’en réalité ils travaillaient pour la municipalité. En Inde, les procédures judiciaires prennent beaucoup de temps. Dans le cas des tribunaux de première instance, il nous a fallu 7 ans pour gagner, 2 ans à la Haute Cour de Bombay et un an à la Cour Suprême de Delhi. Il nous a fallu 10 ans pour obtenir un jugement en notre faveur de la plus haute cour du pays, la Cour suprême. Elle déclara que 2 700 travailleurs devaient être embauchés à titre permanent par la municipalité.

La saga de notre lutte ne s’est pas pour autant terminée. Des différences dans l’orthographe des noms ou d’autres raisons stupides ont servi d’excuses pour ne pas attribuer un emploi permanent. En Inde, selon la région d’origine, la prononciation varie et donc ceux qui parlent une autre langue enregistrent les noms avec l’orthographe qu’ils ont cru entendre et les noms peuvent donc se retrouver écrits de différentes façons, par exemple Dilip peut être écrit Dileep. Pour ce motif, seulement 300 travailleurs sur 2 700 obtinrent un emploi permanent. Nous nous sommes battus pendant 2 ans pour en ajouter 1 100. Ainsi à ce jour 1 400 salariés ont obtenu le statut de permanent avec effet à partir de 2006. Nous continuons à nous battre pour les 1 100 restants.

NV : Peux-tu me dire combien de travailleurs ont un emploi permanent dans ton secteur municipal et combien sont encore contractuels ?

MR:  À Mumbai, 28 000 ont un emploi permanent, 6 500 sont des contractuels. Jusqu’à présent nous avons remporté deux victoires. Un premier groupe de 1 240 ouvriers qui travaillaient depuis 1990 ont obtenu la garantie d’emploi grâce à un accord tripartite, produit d’un long combat, y compris d’une bataille juridique en 2003. Un autre groupe de 2 700 ouvriers qui avaient commencé à travailler en 2004 ont réussi à obtenir un poste permanent le 7 avril 2017 à la suite de l’arrêté de la Cour suprême. 1 400 sur 2 700 ont été intégrés comme salariés permanents avec effet à partir de 2006. Les 1 100 restants seront aussi intégrés dans les mois qui viennent.

NV : Mumbai est l’un des secteurs les plus touchés par l’actuelle pandémie de Covid-19 en Inde. Les adhérents de ton syndicat sont-ils d’une façon ou d’une autre impliqués dans les tâches d’hygiène et de salubrité auprès des populations victimes du virus ?

MR : Bien sûr, nos adhérents encore contractuels sont sollicités pour travailler dans les zones les plus touchées. Puisque ce ne sont pas des employés permanents de la municipalité de Mumbai, ils n’ont reçu aucun équipement de protection individuelle (EPI). Nous avons obstinément exigé qu’ils en reçoivent, un seul EPI leur alors été accordé et il leur a été demandé de l’emporter à la maison, pour le laver et le réutiliser le lendemain. Nous n’avons pas été d’accord, car le protocole médical annoncé par le gouvernement s’oppose à de telles pratiques. Nous avons par la suite réussi à ce que soient attribués les EPI nécessaires.

NV : Sais-tu si des travailleurs ont été contaminés ?

MR : Plus de 65 adhérents de notre syndicat ont contracté le Coronavirus. Obtenir qu’ils soient soignés s’est ajouté à nos problèmes. Sept adhérents ont perdu la vie entre mai et juillet. Nos adhérents ont travaillé dans les pires conditions, sans équipement de protection, pendant des années, et pour cette raison ils ont peut-être renforcé leur système immunitaire. En conséquence le nombre de morts et d’infections est parmi eux peu élevé bien qu’ils aient travaillé sans interruption durant le confinement.

NV : Qu’en est-il de l’indemnisation des familles de travailleurs qui ont perdu la vie à cause du Coronavirus ?

MR : C’est maintenant un autre sujet conflictuel. Notre syndicat a demandé que les familles des salariés décédés soient indemnisées à hauteur de 5 millions de roupies (75 000 dollars US, 60 000 euros), comme l’avait affirmé M.Modi, le Premier ministre, mais en réalité toutes les demandes d’indemnisation de ce type ne sont pas acceptées, pour de quelconques raisons techniques.

NV : Un confinement a été imposé dans tout le pays à partir du 24 mars et jusqu’en mai. Puis il a été prolongé. Même aujourd’hui, il n’est pas complètement levé. Comment ce confinement affecte-t-il la situation des travailleurs en Inde ?

MR : Ils en subiront longtemps les effets. Depuis l’annonce du confinement, sans aucune préparation, les salariés payés à la journée ont perdu leur gagne-pain à partir du 25 mars. Des millions de travailleurs ont perdu leur emploi. Cela concerne ceux qui à Mumbai étaient originaires d’autres parties de l’État et ceux provenant d’autres États. Comme le gouvernement n’a offert aucun moyen de transport aux travailleurs désireux de retourner dans leur village, ils ont dû parcourir à pied des centaines et des milliers de kilomètres pour rentrer dans leurs foyers.

L’instauration du confinement a été si brutale que les travailleurs ont été soudain privés d’emploi et incapables de subvenir à leurs besoins dans des villes où le coût de la vie est très élevé. Ce sont non seulement l’absence de nourriture et de logement et la crainte du virus qui les ont contraints à rentrer chez eux à pied, mais aussi l’impatience de retrouver leurs proches dans leurs villages. Ce fut l’un des échecs majeurs du gouvernement de droite de Modi au cours de la pandémie et montra combien le gouvernement était indifférent au sort des masses laborieuses.

NV : Quelle est ton appréciation sur la situation des ouvriers pendant et après la Covid-19 ?

MR : Le gouvernement fédéral de Delhi a supprimé des dispositions favorables aux travailleurs dans le Code du travail actuel et introduit de nouvelles conditions en faveur des patrons sous prétexte de la Covid-19 : les travailleurs ne sont plus autorisés à manifester dans les rues. Cela aura un impact considérable sur les travailleurs et leurs organisations. Les syndicats ont exprimé leur opposition. Nous devrons mener une agitation pour conserver nos acquis passés et promouvoir notre lutte pour la justice. Toutes les modifications anti-ouvrières de la législation du travail ont été officiellement destinées à « assouplir la vie économique », mais dans les faits, ces changements ont pour but d’« assouplir l’exploitation ».

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