ÉTATS-UNIS « Impossible d’en finir avec le racisme sans combattre pour en finir avec le capitalisme »

Une discussion entre Alan Benjamin, responsable de Socialist Organizer (qui, aux États-Unis, défend la politique du Comité d’organisation pour la reconstitution de la IVe Internationale), et le militant ouvrier noir Nnamdi Lumumba, porte-parole du Ujima People’s Progress Party (organisation ouvrière noire de Baltimore, dans l’État du Maryland).

A. B. : La semaine dernière à Kenosha (dans l’État du Wisconsin), Jacob Blake a été grièvement blessé par les flics : sept balles tirées dans le dos, alors qu’il montait dans sa voiture, sous les yeux de ses enfants. Il n’était pas armé. Au cours de la nuit de révolte qui a suivi ce crime, un suprémaciste blanc âgé de17 ans a tué par balle deux manifestants et en a blessé un troisième. La police de Kenosha a laissé ces meurtres impunis, permettant à l’adolescent de quitter les lieux en dansant dans la rue en brandissant son fusil d’assaut. Ce pseudo-justicier est maintenant salué comme un « héros » et un « trésor national » par les suprémacistes blancs à travers tout le pays. Qu’est-ce cela signifie ?

N. L. : C’est là une illustration du sort des Noirs aux États-Unis depuis 400 ans ! La police est le bras armé de l’État, chargé de contrôler la classe ouvrière, et en particulier les Noirs. Pendant trop longtemps la terreur policière contre la population noire a été ignorée, mais aujourd’hui, avec les nouvelles technologies, il a été possible d’exposer cette violence policière au grand public.
À Kenosha, la police a tiré sept balles dans le dos de Jacob Blake
A. B. : Après l’assassinat de George Floyd par la police (le 25 mai 2020 à Minneapolis, dans l’État du Minnesota – ndlr), une vague d’indignation a déferlé dans plus de 2 000 villes des États-Unis. On estime que, malgré la pandémie, entre 15 et 17 millions d’Américains ont pris part aux manifestations contre la terreur policière et la violence institutionnelle. Ce qui est nouveau, après l’assassinat de Jacob Blake, c’est la prise de position d’éminents sportifs noirs contre les meurtres commis par les flics. Le basketteur Draymond Green, attaquant des Golden State Warriors (équipe de basket-ball californienne) a exprimé les sentiments des joueurs de la National Basketball Association (NBA) et d’autres athlètes lorsqu’il a déclaré : « Faire les gros titres des journaux, c’est bien. Cela a permis d’attirer l’attention. Nous avons utilisé nos terrains pour attirer l’attention sur des choses que nous voulions tous dire désespérément depuis si longtemps. Les prochaines étapes seront cruciales. Cela ne peut pas être seulement l’affaire des sportifs. Les prochaines étapes doivent venir de la population noire dans son ensemble. Les prochaines étapes doivent venir de la population blanche qui revendique d’en finir avec le sort que les Noirs subissent depuis des siècles. Le moment est venu de le faire. » Quel est ton point de vue sur ce qu’ont fait les sportifs noirs ?
Ce qui est nouveau, c’est la prise de position d’éminents sportifs
N. L. : Les sportifs n’ont pas seulement fait des déclarations. Ils ont mené une action collective en tant que travailleurs. Ils se sont mis en grève. Ils ont arrêté le travail, pour demander que justice soit faite pour toutes les victimes des violences policières. Plus de trente événements sportifs ont été annulés dans les ligues sportives : NBA, WNBA (basket féminin), MLB (basket) et NHL (hockey). Contrairement aux années 1960, où de grands athlètes comme Mohamed Ali, Bill Russell, Juan Carlos et Tommy Smith avaient fait des actes de protestation, essentiellement individuels, vous avez maintenant tout le syndicat des joueurs de la NBA qui appelle à annuler les matchs et à combattre pour un vrai changement, et pas un changement cosmétique. Et, comme tu le fais remarquer, les joueurs de basket-ball ont lancé un appel à la classe ouvrière et à ses organisations pour prendre une position similaire, avec des actions syndicales contre la violence policière dans tout le pays.
A. B. : Précisément, des secteurs importants du mouvement ouvrier répondent positivement à cet appel. Une déclaration d’un certain nombre de syndicats en faveur de Black Lives Matter circule largement. Une liste complète des organisations signataires sera publiée le 1er septembre, mais déjà, la « Déclaration du mouvement syndical en faveur des grèves pour les vies noires » inclut des organisations syndicales telles que le syndicat des employés du secteur de la santé de l’Illinois et de l’Indiana SEIU HCII, la section locale 73 du syndicat des employés du secteur public SEIU, le syndicat national des électriciens UE, le syndicat des enseignants de Los Angeles (UTA), le syndicat des enseignants d’Oakland (OEA) et la Fédération des enseignants de Detroit (DFT). Leur declaration affirme notamment : « L’action menée la semaine dernière par des athlètes professionnels (…) nous rappelle que lorsque nous faisons grève en cessant le travail, nous avons le pouvoir de mettre un terme à un statu quo injuste. (…) En tant que syndicats représentant des millions de personnes (…), nous reprenons à notre compte l’appel lancé aux autorités locales et fédérales pour qu’elles cessent de financer la police, et pour récupérer la richesse volée par la classe des milliardaires, pour investir dans ce dont notre peuple a besoin pour vivre dans la paix, la dignité et l’abondance : un système de santé pour tous, un programme de logement pour tous, un programme d’emplois publics, d’allocations et des conditions de travail sûres. (…) Nous soutenons les demandes de justice raciale qui résonnent dans tout le pays, tous comme les appels à une économie plus juste. Nous utiliserons notre force et notre influence pour nous assurer que les syndicats seront du bon côté de l’histoire. » Qu’en penses-tu ?
N. L. : C’est un développement significatif. Cela souligne le besoin urgent que le mouvement syndical se mobilise, et massivement, contre le racisme institutionnel. Cela souligne également le fait que l’antiracisme ne peut être séparé de l’anticapitalisme. Le capitalisme est ce qui motive les politiques racistes. Il est impossible d’en finir avec le racisme sans combattre pour en finir avec le capitalisme.
La marche à Washington a eu un caractère contradictoire
A. B. : Le 28 août, des dizaines de milliers de personnes ont marché sur Washington pour le 57e anniversaire de la marche historique de Martin Luther King Jr. En tête de la marche se tenaient les familles de Jacob Blake, George Floyd et Breonna Taylor (jeune infirmière noire de 26 ans, assassinée « par erreur » par la police de Louisville, dans l’État du Kentucky, le 12 mars 2020 – ndlr), sous la bannière de Black Lives Matter. Le communiqué convoquant cette marche affirmait : « Nous sommes fatigués d’être maltraités, fatigués de la violence que nous, les Noirs américains, avons subie pendant des centaines d’années. » Et : « Comme ceux qui ont marché avant nous, nous nous levons pour dire à la police, à ceux qui font les lois, à ceux, et à leur système, qui nous ont maintenus à terre pendant des années : “Enlevez votre genou de notre cou !” » (en référence au meurtre de George Floyd, étouffé par un policier – ndlr). Quel est ton point de vue sur cet événement ?
N. L. : La marche et le meeting de clôture ont eu un caractère extrêmement contradictoire.
Malgré la pandémie, ils ont réuni une masse de gens, exprimant la colère ressentie par des millions de Noirs qui veulent un changement fondamental. C’est ce que les participants ont exprimé en brandissant des pancartes faites par eux-mêmes, où était inscrit : « Trop, c’est trop ! » Leur message était d’une grande force.
Mais le message largement dominant parmi les organisateurs de cette marche, comme les politiciens qui y ont pris la parole, était : « Allons tous voter Biden (le candidat du Parti démocrate à l’élection présidentielle – ndlr) en novembre ! » Les dirigeants noirs vendus qui ont organisé cet événement ne sont rien d’autres que des sous-fifres du néolibéralisme, cul et chemise avec le Parti démocrate.
A. B. : Alors, quelle est l’issue ?
N. L. : La classe ouvrière, en particulier la classe ouvrière noire, n’a aucune raison de soutenir l’aile libérale du capitalisme, contre son aile conservatrice (sous-entendu, les démocrates contre les républicains – ndlr). Ni les uns ni les autres ne peuvent apporter de vraies réponses au mouvement Black Lives Matter. Nous devons lutter pour le pouvoir de la classe ouvrière. Nous, les Noirs, comme les Latinos, qui souffrons d’une oppression nationale spécifique, nous devons mener nos propres luttes, avec nos propres organisations indépendantes, pour nous libérer de cette oppression nationale.
La campagne pour Biden est d’une arrogance rare. On nous dit même : « Si tu ne votes pas pour Biden et les démocrates, tu n’es pas noir » ! Nous devons sortir de cette politique de vote pour les démocrates au nom du « moindre mal », car le « moindre mal » est toujours le mal. Nous devons comprendre que la lutte de la classe ouvrière contre l’exploitation, tout comme la lutte des Noirs pour leur libération, doit être une lutte contre l’impérialisme et le capitalisme.
C’est pourquoi le Ujima People’s Progress Party s’est associé au Réseau de résistance ouvrière (LFN) et à la campagne pour un parti indépendant des travailleurs et des opprimés (LCIP) pour préparer une conférence nationale intitulée : « Briser l’emprise du système des deux partis », les 19 et 20 septembre. La conférence devait initialement avoir lieu à Baltimore, mais se tiendra désormais en visioconférence en raison de la pandémie. Nous appelons les syndicalistes et les militants contre l’oppression à se joindre à nous afin que nous puissions nous atteler à construire la force ouvrière indépendante dont nous avons besoin pour en finir avec l’exploitation et le racisme institutionnel.
Le 30 août 2020